26/1/2016
VULNERABILITE DU MOUILLAGE TETE ET CUL
Voici l’incident stupide qui aurait pu très mal tourner qui m’est arrivé l’été 2015 à Santorin et qui m’a rappelé combien est vulnérable un mouillage tête et cul.
Voilà les extraits des deux lettres de Balthazar qui les relatent.
Lettre de Spetsaï (62) Dimanche 26 Juillet 2015 en fin d’après-midi. «…. Il n’est pas possible de mouiller dans le site exceptionnel au pied de Thira, du téléphérique et du chemin dallé raide équipé de marches, que gravissent les mules. La côte est accore et il n’y a plus la petite tonne à laquelle s’accrochaient quelques voiliers lorsque nous étions venus avec Marines il y a une dizaine d’années. Nous trouvons cependant un mouillage précaire, Balthazar étant tenu tête et cul par deux aussières frappées à l’avant sur un duc d’Albe, ancien pilier en béton coulé à une trentaine de mètres de l’extrémité Sud du quai où débarquent les vedettes amenant les croisiéristes et à l’arrière sur une vieille ferrure scellée dans les blocs bordant l’extrémité du quai. Les aussières raidies au winch permettent de maintenir Balthazar à moins de 10m des rochers car les aussières sont loin d’être perpendiculaires à la côte. Précaire car dans ces conditions Balthazar reçoit transversalement le ressac assez important du sillage des vedettes traversant à grande vitesse la baie, sollicitant ainsi assez durement les aussières avec ses 27 tonnes.
Nouveau passage sur le même site deux semaines plus tard (lettre de Navarin, Pylos, 63) :
« C’est Samedi 8 Août, il est midi et nous sommes revenus ici pour montrer l’exceptionnelle Santorin à Laurent. Tout à coup, au cours de notre conversation, horreur ! De notre nid d’aigle je vois Balthazar ayant la taille d’une maquette éviter de l’avant vers les rochers, n’étant plus retenu que par son amarre arrière. JP et moi nous ruons dans le téléphérique immédiatement à côté de notre terrasse ; que les minutes sont longues lorsqu’il faut attendre que la benne s’ébranle !
Miracle, alors que la benne descend nous apercevons plusieurs gaillards en maillot de bain s’activant déjà sur le pont pour remettre en place en dévidant le rouleau de 100m l’aussière rompue. Quand nous arrivons en courant le long du quai ils sont déjà en train de la raidir aidés par le dinghy d’un voilier voisin poussant au moteur la proue pour l’écarter des rochers. Quand nous sautons du zodiac sur Balthazar je n’ai plus qu’à donner quelques coups de propulseur d’étrave pour achever le travail.
Quelle chance d’avoir eu cette rupture au moment où des cuisiniers et matelots d’un gros bateau de croisière étaient venus se baigner là, cinq gaillards sportifs et marins qui ont su comment très rapidement réagir, aidés par un couple venu d’un voilier voisin en dinghy avec son moteur hors-bord. Je remercie vivement avec deux bouteilles de champagne l’équipe qui a sorti Balthazar d’un bien mauvais pas. Hourra de cet équipage improvisé et bon enfant.
Balthazar remis en sécurité il me faut maintenant comprendre ce qui a pu se passer. La rupture de l’aussière n’est pas intervenue en raguant dans le chaumard. Elle s’est produite au droit du taquet pourtant bien arrondi auquel l’aussière était frappée comme l’atteste le bout resté tourné autour du taquet. La rupture en traction est nette, toutes les fibres rompues nettes et ouvertes en pétale. Mon aussière en polypropylène flottant, est donnée par Cousin, son fabricant, pour une rupture à 7 tonnes. Mes aussières sont en bon état après six années d’usage normal, enroulées sur des tambours sous housse boulonnés sur les balcons arrière pour les protéger des UV. Au virage d’un taquet, les fibres externes étant plus tendues que les fibres internes, on admet une perte de l’ordre de 30%,(comme pour un nœud d’ailleurs). Même si j’admets en outre une baisse par vieillissement et usure de 10 à 15% il n’y a guère de doutes à avoir, mon aussière a dû subir une traction de plusieurs tonnes pour se rompre. Comment est-ce possible ? Le vent latéral était faible mais le ressac induit par les sillages des vedettes amenant plein pot les croisiéristes au téléphérique ou aux mules était important par moments, sollicitant fortement les aussières par les forces d’inerties sur mon canote de 27 tonnes. Ce grand couillon de capitaine avait oublié que sur une aussière tendue une traction latérale même modeste induit une tension dans l’aussière très amplifiée, comme le savent les archers bandant leur arc ; c’est d’ailleurs le geste que nous faisons en petit dériveur pour étarquer sans l’aide d’un winch une drisse : traction perpendiculaire à la drisse en bloquant celle-ci sur un taquet puis reprise rapide du mou en relâchant la tension et reblocage. Un petit calcul vectoriel que je n’avais jamais fait m’indique qu’une force perpendiculaire latérale F induit dans une drisse ou aussière une tension T si l’angle de déflexion (angle entre les directions des amarres avant et après le point de déflexion) à son point d’application est α, tel que : T= F/[2 sin (α/2)]
Si, ce qui est le cas, la tension initiale est importante (aussières AV et AR raidies au winch pour limiter le déport latéral avant de toucher les rochers) et l’aussière peu élastique (ce qui est le cas du propylène), l’angle de déflexion est faible. Pour 5° T est voisin de 12 fois F, pour 10° 6 fois F, pour 20° 3 fois F, pour 30° 2 fois F. C’était donc idiot de laisser le bateau retenu tête et cul par une aussière AV et une aussière AR assez fortement prétendues. Cette situation est trop vulnérable à une poussée transversale, vent fort (le temps était calme) ou ressac latéral important (ce qui était le cas).
Cette fois-ci l’avertissement est sans frais, seule la robuste dérive à moitié relevée est égratignée mais la prochaine fois….. »
Leçons que j’en tire :
- Nous savons tous bien et sentons bien que le mouillage tête et cul est vulnérable à un effort traversier (vent, courant, houle ou ressac), mais la réalité est qu’il est excessivement vulnérable. Nous l’avons vu pour un angle de déflexion de 5° la tension sur les amarres est égale à 12 fois la force transversale, pour 10° à 6 fois la force transversale, pour 20° à 3 fois la force transversale, pour 30° à 2 fois la force transversale.
- On ne peut le faire que s’il n’y a pas de vent (ce qui était mon cas), qu’il n’y a pas de houle (ce qui était mon cas), qu’il n’y a pas de courant traversier (ce qui était mon cas), qu’il n’y a pas de ressac induit par des bateaux (ce qui n’était pas mon cas, cas que j’avais oublié de prendre en compte).
- On peut diminuer dans une certaine mesure la vulnérabilité en laissant un certain mou dans les amarres. Par exemple dans mon cas évoqué ci-dessus, si au lieu d’étarquer assez fortement les aussières au winch pour minimiser le déport latéral j’avais laissé un mou sur chacune d’entre elle d’une quarantaine de cm j’aurais eu un angle de déflexion de l’ordre de 30° et donc une tension sur les aussières limitée à deux fois la poussée latérale. Le déport latéral du bateau aurait été un peu moins de 3m. Mais quand on mouille ou on s’amarre tête et cul c’est que l’on n’a pas beaucoup de place pour éviter……voir la photo.
- Quand on est mouillé à l’avant avec une amarre arrière à terre l’ancre peut-être très fortement sollicitée si on n’a pas pris le soin de laisser l’amarre vraiment molle, mou de l’ordre de 10% de sa longueur. Dito s’il s’agit d’un mouillage sur ancre à l’avant et à l’arrière.
- D’une manière générale il faut éviter ces situations sauf très bon abri, sans vent traversier notable, sans houle traversière, sans courant traversier notable et sans ressac traversier notable. Les efforts traversiers sont alors modestes et en les doublant induisent une traction modeste. C’est le cas par exemple d’une calanque étroite.
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